Ecrire l’histoire du jazz, musique à la fois populaire et savante est une tâche presque impossible en ce sens que si la partie savante peut être appréhendée, voire abordée de manière satisfaisante, il n’en va pas de même pour ce qui est de ces innombrables conjonctions de vies brèves, marginales, visages surgis de nulle part, avalés d’un trait par les lumières pléthoriques des scènes américaines, vomis le plus souvent dans un pan d’ombre qui constituent un peuple immense et protéiforme et dont la vaste clameur émerge parfois sous la forme de quelques lignes rédigées dans des revues spécialisées ou jetées au bas d’une pochette d’album. Faut-il écrire ce qui se joue, à savoir l’insaisissable, l’insolvable, le rebelle, l’insoumis?
Le jazz est un parler à double sens, joué ou chanté, le plus souvent noir même quand il est blanc. Musique des classes sociales les plus défavorisées, les plus opprimées, les plus fragiles, les plus absentes, et pour cause, des livres d’histoire, mais qui peuplent les registres d’écrou des prisons et des postes de police, tribunaux, maisons de correction et autres dictionnaires symboliques de la langue des possédants, langue-muscle de sang rouge et idiot, viande parlante des ango-saxons protestants qui cognent d'abord puis se trainent à genoux, obèses serpents dodelinant sous le reflet de leur propre blancheur. Le blanc bat, cœur au cœur de la nuit, là, dans ce mince faisceau de conscience étranglée où le voleur sait comment, à tâtons, on le vole.
Pas un pouce de terrain blanc pour les noirs qui se mettent à genoux pour acheter de vieilles maisons dont personne ne veut plus. On ne leur vendrait même pas un mètre carré au milieu du désert écrit Mike Davis dans ce grand livre qu’est
City of Quartz. Plus tout à fait propriétaires, les indiens, en conserve-réserve, jamais propriétaires, les noirs, à l’exception de quelques Jim Crow. Le dernier gouverneur espagnol de Californie, chassé de son dernier palais, un bungalow pourri, mis à la rue par la municipalité de San-Francisco, puis mort comme un chien errant en pays de cocagne, n'a-til pas finalement été jeté par les nouveaux américains, que les indiens Natchez appelaient
les hommes toujours souriants, comme un sac de pierres au fond d'une fosse commune?
Alors il reste le temps, immense et aussi vierge dans sa chute éternelle que l’orbe qui court en bas des reins d’une inconnue, sourit, ronde et tendre, sur la surface des tours de brique qui ne fument plus et s’élèvent, souveraines figures de la solitude dans la lumière de l’aube, ou retombe sur le front d'un cadavre comme retombe roide le cadavre d'un coup de matraque. Bop ! Be-Bop! Faisaient les matraques des flics du sud sur la grosse tête de Thelonius Sphère Monk. Be-Bop ! Bop ! Derrlibop! Faisaient les matraques sur celle, plus fragile, de Bud Powell qui s'interposa avant que son géant de copain ne s'écroule dans la poussière pleine de fanes de mais, d'une chaude rue de Georgie. Be-Bop ! se nomma cette musique au tempo volé aux flics, glorieux, irrésistible.
Temps volé, là où personne ne va chercher personne.
Temps, image mobile de l'éternité.
Temps qui va faire l'essentiel du travail d'une vie passée à en surprendre les murmures les plus intimes pour Shirley Horn, déjà faisant le diable à quatre sous le piano de sa mère avant même de savoir correctement marcher. Où quand les cris des autres enfants des rues de Washington, les odeurs d'œuf et de pomme de terre, de fèves fraiches et de porc, de raisins et de rhum aux accents lointains et sucrés se fondaient miraculeusement dans le corps résonant du grand instrument de bois laqué, miroir sans tain derrière lequel les heures volées de l'enfance coulaient comme d'énormes baleines blanches blessées à mort dans le ventre immense et noir de la mer.
En 1960, quand la chanteuse grave pour un petit label nommé
Stere-o-craft un premier disque,
The Real Thing, qui tombera sous la main d'un Miles Davis en pleine déccelération-déconstruction, les symptômes de cette course folle vers l'immobilité parfaite sont déjà présents dans les notes. Quand elle réapparaîtra 10 ans plus tard après avoir élevé sa fille, le décor personnel et fascinant de ce théâtre d'éternité qu'elle ne quittera plus sera posé.
En témoigne l'album
Lazy Afternoon enregistré en 1976 pour le label
Steeplechase et le titre du même nom, chanson impressionniste aux couleurs fauves que n'aurait pas renié Debusssy – les harmonies sont proches du
Prélude à l’après-midi d’un Faune - écrite en 1954 par Jérome Moross, l'hédoniste John Treville Latouche étant l'auteur des admirables paroles.
Lazy Afternoon, après-midi paresseux, donc, où il est question de la vie habituellement ignorée des insectes et de la floraison des tulipes dans un paysage verdoyant au dessus duquel même les nuages se figent. C’est alors, dit la chanson, que l’on peut entendre l’herbe en train de pousser -
You can hear the grass as it grows. Et qui sinon Horn ferait aussi bien entendre cet autre monde où le temps, aboli se révèle être un espace où pouvoir rêver enfin, toujours.
Tennyson disait déjà de l’Amérique qu’elle va trop vite. Ford, Vidor, Mann, Hawks, Peckinpah, en ont filmé les paysages rouges et verts, jaunes et bleus, épris de minéralité et délavés par le soleil comme s’ils étaient entrés en résistance contre l’oubli, ce paramètre de croissance du vide indispensable à la construction d’une société de masse.
Mais c’est au Renoir du Fleuve et de l’Homme du Sud, qu’il faut dédier cette chanson car, comme l’eau réfractaire, elle déborde, se tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Its a lazy afternoon
And the beetle bugs are zooming
And the tulip trees are blooming
And theres not another human in view,
But us two
Its a lazy afternoon
And the farmer leaves his reaping
And the meadow cows are sleeping
And the speckled trouts stop leaping up stream
As we dream
A far pink cloud hangs over the hill
Unfolding like a rose
If you hold my hand and sit real still,
You can hear the grass as it grows
Its a hazy afternoon
And I know a place thats quiet, except for daisies running riot
And theres no one passing by it to see
Come spend this lazy afternoon with meLAZY-AFTERNOONCeux qui souhaitent écouter une version instrumentale peuvent se jeter – littéralement si cela leur fait plaisir- sur l’album gravé par Pete La roca en 1965, Basra - Blue note, TOCJ-9104 - où le ténor Joe Henderson prend un de ses plus beaux solos sur ce standard.