Cinuçen Tanrıkorur aimait prendre, le matin, très tôt, le thé rouge et fort dans les jardins fleuris de Bakirkoy appuyés comme des chalands contre les puissantes fortifications de pierre jaune. Un jour, on le dit, il trouva avec un des ses élèves le cadavre d'un rossignol, il le ramassa, plein de tristesse, et le poussa lentement du doigt dans un trou du mur.
Au milieu du jour il jouait depuis longtemps et son luth prodigieux était au diapason quand régnait le midi blanc du Bosphore au teint de nymphe exsangue sur son eau verte comme du vieux cuivre, ses odeurs de pneus brulés et de petits poissons grillés.
Midi blanc. Lessive des derniers souvenirs. La terre au-dessus des eaux. Éléments contre éléments. Les complexités de la vie urbaines sont pour les peuples sédentaires, installés en couches successives depuis toujours. Pas pour les turcs qui n'ont fait qu'investir, maladroitement dans le fond, les ruines des autres, manger et boire avec les couverts des autres, princes et levantins soumis ou patients, comme on veut. Alors la musique turque savante et qui tourne pour défaire l'emprise du monde, se dévisse quand on la joue, regarde, dans sa forme délectable et brillante, vers l'Est et la Perse, et bien plus loin encore, dans son cœur pur, vers les steppes primordiales de la Chine du Nord, dans ses larmes alcaline, contre les rives plates et intenses du lac Balkhach. Musique des nomades, pasteurs, chasseurs, cavaliers au pas léger, hilares, nobles et dignes, cruels souvent mais libres et sans attaches, ramassant au passage ce qui leur semble bon, ce qui leur semble beau.
Istanbul est une ville qui cloche aussi surement et dangereusement parfois que cette scène de N
orth By Norwest , où l'avion ne sulfate pas les champs et quand Cary Grant attend un autobus qui ne viendra jamais. Mais elle est aussi, dans ses magnifiques désaccords et ses failles ouvertes comme des miniatures en cryptes sauvages à ciel ouvert, paisibles et indéchiffrables, une bénédiction pour la poésie et le pas du promeneur.
Ainsi jouait, le soir, pour ceux qui savaient écouter ce flot d'inspiration à la verticale parfaite du ciel qu'était Cinuçen Tanrıkörur mort en 2000, à court de ce sang limpide et rouge où il avait tant puisé son talent, parvenant même, cela s'entend, à imiter la rose, ses épines, son parfum, la ferveur ou le dédain des mains. Sa perte est immense.
Elegie à Akagunduz KutbayCinuçen Tanrikörur, Ud. OCORA. 1983