La voix humaine est comme le porte-mine de Pribislav Hippe dans La Montagne Magique:
le mécanisme en est fragile. Et s'use à force de s'en servir.C'est donc avec un certain bonheur que celui qui fût surnommé à son grand dam et dès 1947 - par le DJ du club New-yorkais
Copacabana, Fred Robbins -
Brouillard de Velours -
The Velvet Fog - parvenait à faire mentir la règle en chantant à plus de 75 ans avec un organe presqu'identique à celui dont-il se servait à 20.
Il avait déjà, âgé de 4 ans,intégré les
Coon-Sanders pour interpréter avec eux, dans un restaurant de Chicago, ville industrieuse où ses parents, juifs d'origine russe du vrai nom de Torma, s'étaient installés, "
You're Driving Me Crazy" mettant les pieds dans le plat du swing pour ne plus jamais les en retirer. Il ne faut donc pas s'étonner de retrouver Melvin Howard en 1943 où il fit ses débuts à Hollywood et avec Frank Sinatra dans
Higher and Higher.
La même année, il devait créer un trio , Mel Tormé and His Mel-Tones, prenant pour modèle la formation vocal qui accompagnait Sinatra, les Pied Pipers. Les Mel-Tones, réunissaient Les Baxter et Ginny O'Connor, montèrent vite bien haut dans les radio-charts, seuls ou en compagnie de l'orchestre le plus célèbre de l'Amérique des forties, celui d'Artie Shaw, raflant la mise avec un standard de Cole Porter,
What is This Thing Called Love? Mais ce qui compte surtout est que les
Mel-Tones furent le premier groupe vocal influencés directement par le jazz instrumental et dont les chanteurs usèrent de leurs voix comme s'il s'agissait des sections de vents ou de cuivres des grands orchestres à la mode. Les suiveurs brillants que furent,
Jackie and Roy, les
Hi-Los,
The Four Freshmen,
Pat Moran, les
LA-Voices et autres
New-York Voices ou
Singers Unlimited leur doivent tout.
En 1947 et comme beaucoup d'autres - la guerre et l'ombre portée de la guerre séparent plus qu'elle ne réunissent ou rassemblent -
Brouillard de Velours décida de faire route tout seul et grava, un peu désolé, un nombre ahurissant de pistes pour le Label Musicraft avec Shaw, signant chez Capitol en 1949, faisant à nouveau sauter la baraque avec
Careless Hands, mais c'est surtout en enregistrant la
California Suite, pièce à programme assez ambitieuse composée par Gordon Jenkins et imprégnée de jazz cool, que Mel se mit à fréquenter la fine fleur des musiciens californiens et en particulier l'arrangeur génial Marty Paich et son
Dektette avec qui allait graver pour Bethlehem puis Verve une série de d'albums somptueux où s'impose une maîtrise vocale absolue.
Tormé avait de quoi impressionner ses nouveaux interlocuteurs si 'il faut s'en tenir à ce qu'en disait Don Fagerquist, le plus
cool des trompettistes de la cote ouest:
Mel a enregistré avec Marty - Paich - plusieurs disques formidables pour Red Clyde, le patron de Bethleem Records. Des choses très très fines, très difficiles aussi, et il faut savoir, en parlant de cela, qu'il a une voix merveilleuse et peut faire absolument tout ce que nous faisons nous avec nos instruments et peut-être même davantage. Il connaît bien la musique, se débrouille avec une trompette, joue de la batterie et peut remplacer Mel Lewis quand celui-ci a une chose urgente à faire . Je l'ai vu passer 12 heures dans un studio avec un ingénieur du son, faire 30 prises d'un même morceau après l'avoir longtemps répété, tout seul, sans rien avaler ni boire de la journée. Ce type est un perfectionniste qui sait aussi tirer le maximum d'un très bon orchestre comme celui de Marty parce qu'il ne dit jamais, "ça je ne le fais pas", ou "ça il faut le réécrire". Mel peut suivre n'importe qui. Ne vous inquiétez pas, au bout d'un moment, c'est vous qui le suivez. Que dire après-cela, qu'on peut chanter différemment mais pas chanter mieux, que dans certaines de ses interprétations il y a quelque chose de la poésie si particulière d'un T.S Eliott, de la beauté apollinienne des villes américaines à la tombée de l'été ou quand les lumières électriques qui n'attendent pas la fin du jour dessinent les signes modernes de la solitude?
Écoutons cet hymne atmosphérique à la solitude qu'est
Lonely Town - extrait de l'indispensable album Verve qu'est
Mel Tormé Swings Shubert Alley - ou la voix de Tormé se joue admirablement des sublimes arrangements de Marty Paich.
LONELY TOWN