On ne choisit pas toujours ses invités. En revanche, on peut légitimement s'en payer un tranche avec eux s'ils nous emmerdent. Normal. Ce Week-end, après l'avoir copieusement saoulé au
shrubb puis lui avoir fait fumer une sorte de végétal particulier, j'ai fait écouter les King Sisters à un type fanatique de l'austérité qui habituellement ne boit que du thé et n'écoute rien, trouvant la musique, je le cite quand il est à jeun,"écoeurante". J'aurais pu, dans une démarche a priori plus définitive, lui passer en boucle l'immense
Meine Seele Brent d'Einstürzende Neubauten jusqu'à ce qu'il devienne fou, mais il y avait une petite opportunité de noyer très agréablement son cerveau de la même manière que ce fâcheux noie le naturel des autres sous l'ennui. Eh bien en pleine biture, l'animal déchiré et ainsi révélé à ses esprits les plus animaux par les 4 filles les plus glamoureusement compliquées de l'histoire de la chanson populaire américaine de s'écrier, casque sur les oreilles et larmes aux yeux, littéralement ravi - comme on dit dans les villages du sud de la France - par une non moins ravissante version de
Just Squeeze Me : "Quelles belles filles!"
Étonnant, non? Surtout sachant que notre fâcheux ne les a jamais vu. Toute anecdote mise à part, il est donc intéressant de constater combien la voix humaine peut prendre les formes les plus suggestives et s'incarner de manière à prendre notre imagination en otage avant de la subvertir. Vous ne voyez pas? Supposons qu'Anita Eckberg se soit laissée glisser dans votre bain au lieu de s'ébrouer dans la fontaine de Trévise? Que Janet leigh luttant contre ses sous-vêtements, ait préféré votre couvre-lit à celui d'un hôtel borgne du début de P
sychose? Eh bien c'est ce que font certaines voix. Du rififi, du gringue, comme on disait autrefois dans la série noire.
Les quatre enfants de la balle, Vonnie - qui ressemblait à Betty Brosmer -Dona, Louise, et Alyce King- un air de Linda Darnell - n'ont pas laissé indifférent, par un bel après-midi d'août 1935, le journaliste du
Salt Lake City Telegraph venu les interviewer puisque c'est en maillots de bain fort échancrés qu'elles l'ont accueilli. c'est en tout cas ce que montre la photgraphie ornant la page de journal jaunie où elle semblent tout droit sorties d'un film de Busby Berkley. A l'époque, les soeurs King, dont les deux plus jeunes étaient à peine sorties de l'adolescence permettaient à leur famille de mettre du beurre dans les épinards - 25 $ par semaine - pendant la dépression, en chantant dans les ballrooms à la mode et avaient fait forte impression lors des récents concerts donné au
Drake Hôtel également transformé en studio d'enregistrement pour l'occasion par le label alors en vogue, Brunswick Records.
Quatre ans plus tard, ce quatuor vocal se transformera en combo dirigé par le mari d'Yvonne, le guitariste légendaire Alvino Rey, inventeur de la guitare amplifiée et bricoleur de génie, séducteur invétéré et bon arrangeur, qui menera la formation de succès en succès, d'Ouest en Est pour finir sous les lambris des temples du swing de la cote Est comme le
Biltmore Roof à Baltimore ou le
Rustic Cabin à Englewood dans le New-jersey, là même où l'ingénieur en gants blancs Rudy Van Gelder avait ses quartiers. Elles y restèrent 9 mois. Mais écoutons l'ingénieur en gants blancs: "
Les King Sisters sont venue chanter au Rustic Cabin en juillet 1942, un peu après que Sinatra y ait fait ses débuts. Du fait de la grève des enregistrements et parce qu'il ne m'est jamais passé par l'esprit, contrairement à beaucoup de mes confrères techniciens au service de grands studios, de saboter une grève en contournant les consignes des syndicats, je faisais beaucoup de radio diffusion cette année-là, et c'est ainsi que j'ai entendu parler de ces quatre filles la premières fois puisque on émettait souvent en direct du Rustic Cabin . Je me souvenais de la plus jolie des 4, Alyce, que j'avais entendu chanter dans le l'orchestre de Charlie Barnett en 1938. Il y avait un tas de groupes vocaux dans ce genre là, vous savez, mais elles se détachaient des autres par leur, intelligence, leur talent et la souplesse de leurs voix, leur musicalité extraordinaire."Elles avaient donc du chou, mais surtout de la feuille si l'on en croit Yvonne qui nous parle de Buddy Rich :
Je me suis engueulée avec Budddy Rich qui était alors le batteur d'Artie Shaw. Il était toujours en retard d'un temps et oubliait de cogner sur sa cymbale chinoise sur une chanson à nous qui se nommait Chop Foey. Nous avons fait deux sessions d'enregistrement pour les deux fuseaux horaires de diffusion américains, une pour l'Ouest et une autre pour l'Est. Pendant la première il a encore déconné, alors je lui ai dit sans prendre de pincettes de faire attention à la seconde. Je ne savais pas que ce gars là ,ne savait pas lire les partitions et qu'il était très susceptible. en tout cas, quand nous sommes partis pour Toronto, le problème était réglé, et heureusement car nous avions un agenda chargé."La plupart des arrangements de leurs chansons étaient écrits par Billy May, qui n'avait pas encore d'orchestre à son nom et Frank de Vol. Donna King: "
On se mettait au piano avec Billy ou Frank et les filles leurs soumettaient quelques idées et ils écrivaient nos différentes parties que nous travaillions ensuite ensemble pendant des heures et des heures, jusqu'à ce que ce soit parfait. Après quoi, il fallait refaire tout ce travail éreintant avec les musiciens des formations avec lesquelles on devait tourner. N'importe laquelle d'entre-nous aurait pu faire ces arrangements, nous savions comment les faire, mais nous n'avions pas suffisamment de formation technique pour aller jusqu'au bout de nos idées. Donna et Alyce pouvaient chanter les harmonies les plus basses, celles qui, si la formation eût été mixte eussent été dévolues aux hommes".En 1944, Alvino Rey, appelé à rejoindre le Métronome Orchestra qui tournait pour le compte de l'US-Army, dut dissoudre sa formation et les soeurs King se retrouvèrent seules. Elles gravèrent alors de nombreuses faces pour RCA/Broadcasting puis signèrent un contrat de 7 ans pour la Métro Goldwyn Mayer. C'est ainsi qu'elles apparaissent dans de nombreux films B musicaux comme
Cross Your Fingers (1941),
Sing Your Worries Away (RKO - 1942) - dans lequel on peut voir la ravissante June Haver,
Larceny With Music (1943 - Universal),
Follow The Band (1943),
Meet The People (1944),
Cuban Pete (1945) que l'auteur de ces lignes trouve encore plein de charme, et
On Stage Everybody (1945) avec Jack Oakie et la sculpturale Julie London, épouse du veinarissime Bobby Troup . La plupart ne sont pas du niveau de
Tous en scène, loin s'en faut, mais les jolies jambes, les blanches et rondes épaules aux courbes rompues par la ligne aveuglante des fourraux en strass donnent toujours aujourd'hui le vertige, et, reconnaissons le, ça fait du bien, le plus fauché de ces musicaux est une montagne magique et innaccessible comparé aux feuillées musicales que sont les stars académies d'aujourd'hui.
Billy Burton, pornographe notoire - je suis sûr qu'Elloriy s'en est insopiré dans
The Big Nowhere -, manager véreux des Soeurs King, qui était aussi l'agent des frères Dorsey, entra en conflit avec les pontes de la MGM ce qui mit fin à nombre de contrats le liant à cette firme, dont celui des King Sisters. En 1946, elles quitèrent RCA/bluebird pour signer chez Mercury Records. c'est alors qu'elles créèrent, influencées par les Four Fresh Sounds un nouveau
King Sister Sound en abaissant les clefs de leurs harmonies, généralisant leur pratique des unissons chantés comme les riffs des sections de cuivres des big bands.
Il faut attendre 1957 pour les voir signer chez le Label phare du jazz vocal populaire et savant , Capitol. Elle gravent un premier album nommé "Aloha" avec Alvino Rey à la guitare hawaienne, puis un un second, "Imagination", arrangé par Roy Chamberlain et qui fait un tabac.
C'est à l'aube des années soixante, que les King Sisters entreront dans le temps du silence.
Demeure une somme vocale assez impressionnante où se distinguent de très belles interpétations des standards et où la fraicheur et la grâce des jeux de l'amour et du langage cabriolent avec un swing sans défaut comme d'infatiguables cabris sur une pente verte et grasse. Je ne m'en lasse pas et pourtant je les écoute avec autant de plaisir que Parker, Trane, Dolphy ou - bizzare ça, en fait- Anthony Braxton depuis 25 ans.
Joli swing sur
The Man I Love avec l'orchestre en pleine chauffe de Frank De Vol en 1949:
THE MAN I LOVE