Bird aimait Jackie, et Jackie, toujours en costume blanc, toujours un grand sourire un peu triste accroché au visage, aimait Bird au point de se noyer dans son ombre, de la boire jusqu'à l'ivresse, si on peut écrire qu'il est possible de se noyer dans une ombre. L'humanité de Jackie était si grande qu'elle suait par tous les soubresauts de sa voix nue et franche, claire au bord de l'abîme.
Prototype du loser, Jackie, que Sarah Vaughn vénérait et nommait
The Kissing est mort heureux dans la dèche et l'oubli le plus crasseux en 2004 après un soudain et inattendu regain de popularité, brisé par les autres et non par lui-même puisqu'il chanta jusqu'au bout, acceptant les contrats les plus insensés, capable d'animer des soirées de mariage arméniennes ou de faire la promotion d'une nouvelle sorte de farine dans une épicerie pour ne pas crever de faim. Capable, aussi, d'avoir le premier chanté une composition de Monk, et non des moindres puisqu'il s'agit de
Round'Midnight qu'il interpréta pour la première fois en 1949 au club Samoa, dans la 52ème rue.
L'irrémissible Lenny Bruce lui-même était, comme Mingus, tombé amoureux de la voix de Paris:
Jackie a une attitude cool, il vous enlève tranquillement le cœur et ne vous le rend plus avant que vous ayez décidé de le lui laisser. Jackie Paris avait commencé très tôt à danser et à chanter, jouer de la guitare, à l'âge de trois ans, trainant les rues puis bientôt les routes aux cotés des minstrels et autres tap-dancers que l'histoire a oubliés - si ce n'est un nom comme celui de Bill "Bojangles" Robinson qui inventa le style moderne aux claquettes et qui considérait Paris comme son fils. Plus tard, embauché par l'Orchestre de Slide Hampton, il est forcé un soir par sa femme, Gladys, de revêtir un costume blanc immaculé alors que les autres musiciens sont habillés de smokings orange vif. Un soir comme celui-là, entre le mauvais goût et la brillance naturelle d'une merveilleuse formation noire jouant le tout pour le tout au pays des blancs, roulant, plus noire encore, pendant la nuit, d'une ville blanche l'autre, il se fait tabasser par des rednecks en compagnie que quelques musiciens à la sortie d'un bar d'Atlanta. Les flics déboulent et apostrophent Jackie dans la pénombre d'une rue mal éclairée :
Hé, toi! Tu es quoi toi, blanc ou noir? Et Paris de répondre:
Je suis avec les autres, se faisant à nouveau dérouiller.
Au début des années 50, il grave quelques pistes avec Mingus pour Début Records, puis une version splendide de
Skylark dont les accents touchants et simples vont droit au cœur du père de cette mémorable mélodie, Hoagy Carmichel qui déclare dans un show de Rosemary Clooney:
a kid by the name of Jackie Paris sings the hell out of 'Skylark'!En 1953, il frôle le succès avec la ballade de Redd Evans
If Love Is Good To Me mais se fait doubler par Nat Cole qui, lui, fait sauter les charts avec ce morceau. Bien que peu rancunier, Jackie, lucide, ne se priva pas un jour de déshabiller le roi en coulisse:
J'aime bien ton disque Nat, mais j'ai comme l'impression en t'entendant chanter que tu as beaucoup aimé la version de Jackie, hein?
Et puis viendront, malgré les albums gravés régulièrement, de moins en moins vendus, des années très noires, l'alcool, la défonce, où Paris traversa la vie comme un poisson dans un aquarium sans fond et dont-on aurait oublié longtemps de rebrancher la pompe à air.
Paris est demeuré grand, même dans les eaux noires, même portant un vieux smoking blanc couvert de déchets alimentaires comme dans ce restaurant italien de Detroit où, un soir de Noël 1967, il continua de chanter une merveilleuse ballade comme lui seul savait le faire alors que des clients ronds comme des queux de bille lui balançaient tout ce qui restait dans leur assiette, déclenchant la risée générale et faisant écrire trois lignes d'un humour douteux dans le torchon local.
Alors avant de laisser Jackie Paris chanter ce magistral
We'll Be Together Again je lui laisse une dernière fois la parole et répondre, en 1974, à un journaliste qui lui demandait comment il avait pu supporter
toute cette merde après les concerts au Minton de l'après-guerre:
I never gave in, 'cause I love it, man. What am I gonna do, get bitter and hate the world and kill myself? For what? I had a lot of fun. I loved every minute of it.WE'LL BE TOGETHER AGAIN